Disséquer c’est savoir reconnaître et nommer tout ce que l’on touche

Il est fréquent d’entendre parler de « cible chirurgicale » et il est vrai que dans le plan de traitement d’un patient, la notion de cible est de plus en plus importante pour lui offrir le traitement le plus adapté, le plus optimisé, le plus personnalisé. C’est un progrès indiscutable pour le patient mais c’est aussi un travers de la philosophie chirurgicale moderne. Si l’élève-chirurgien interprète mal ce concept, il risque de se focaliser sur sa cible, la connaître parfaitement en la détaillant par tous les moyens d’imagerie actuels, il peut se la représenter mentalement ou visuellement en trois dimensions dans sa situation exacte mais cet effort mental risque de détourner son esprit de tout l’environnement chirurgical. Autrement dit, l’intervention peut être parfaitement préparée qu’elle n’en reste pas moins imprévisible et dangereuse par les « détails » qui semblent être périphériques. Il y a donc une tendance actuelle à hypertrophier la cible, presque à la sanctuariser, au détriment de l’individu dans son ensemble anatomique. De là découle un engouement pour les moyens techniques qui permettent une approche la plus précise possible : toucher le centre de la cible.

A mon sens, il faut éduquer un chirurgien, dès ses premiers gestes, à essayer d’identifier tous les éléments qu’il rencontre dans le champ opératoire, même les plus futiles, même ceux qui semblent hors-sujets. Mieux que cela il doit pouvoir nommer ce qu’il voit. Personnellement j’ai beaucoup progressé au contact d’un maître, anatomiste, qui m’interrogeait à longueur d’intervention sur le nom des muscles, des nerfs, des vaisseaux que nous croisions sur notre route chirurgicale. Je croyais connaître l’intervention que nous étions en train de réaliser mais rien de ce qui m’était demandé ne figurait dans les livres de technique opératoire que j’avais étudiés avant d’entrer en salle. D’abord vexé d’avoir rarement la bonne réponse, je me suis pris au jeu et je me suis efforcé de travailler mes connaissances anatomiques les plus fines dans les livres puis en salle de dissection. Lorsque je traversais une région que je connaissais mal, je retraçais rétrospectivement et énumérais les éléments approchés. Il est difficile de reconnaître les contours exacts d’un muscle, les détails de ses différents faisceaux. Il est difficile de savoir si le petit vaisseau que l’on évite est une artère ou une veine. Il est difficile de voir les filets nerveux très ramifiés qui rejoignent un muscle ou se collent à un fascia. La difficulté est pourtant facile à surmonter si, tout simplement, on prête attention aux détails, si on quitte un instant des yeux la « cible » et si on ne traverse pas une région sans s’arrêter.

Reconnaître ce que l’on traverse, ce n’est pas s’égarer, ce n’est pas quitter son chemin, c’est progresser en fiabilité et en sécurité. Il est parfois utile de détailler des structures noyées dans du tissu conjonctif pour bien préciser leur position et les éviter. J’ai connu un mauvais enseignant qui, en chirurgie thyroïdienne et à propos des nerfs récurrents (c’est-à-dire des nerfs responsables de la phonation) proclamait « pas vu, pas pris ». Il croyait que de disséquer la glande thyroïde en étant collé à elle, sans jamais voir ces nerfs, suffisait à les protéger. Ce n’était qu’une fragile sécurité, souvent prise en défaut et un mauvais exemple à donner à ses élèves. Reconnaître ce qu’attrape la pince à disséquer ou ce que touche la pointe des ciseaux (muscle, fascia, artère, veine, lymphatique, nerf) est un exercice très formateur et une habitude à garder. Plus important encore est d’essayer de nommer précisément ces détails. Cet acte n’est pas gratuit, il n’est pas inutile. Ce doit rester un travail mental, silencieux sauf si il veut former un élève à ses côtés. Ce travail renforce le chirurgien, le stabilise et replace le site opératoire dans un ensemble humain avec une architecture et des fonctions. Au lieu de distraire, de déconcentrer, cela immerge encore plus le chirurgien dans le parcours qu’il doit suivre avec les obstacles à éviter. Cela ne l’éloigne sûrement pas de cette fameuse cible.

Dès l’incision, l’exercice commence. Prenons encore l’exemple d’une très petite incision de cervicotomie destinée à enlever une glande thyroïde avec la prétention de réaliser un geste le moins douloureux possible. Le chirurgien va utiliser tous les renforts offerts par l’outillage le plus moderne pour miniaturiser son geste. Il va sécuriser sa dissection de la glande thyroïde pour préserver les nerfs récurrents et les glandes parathyroïdes si difficiles à voir et si fragiles. Il aura la naïve impression d’avoir réalisé un geste sans faute mais aux yeux du patient, ces efforts seront vains s’il n’a pas pris soin de respecter la peau, s’il l’a pincée, étirée, s’il n’a même pas vu les petits rameaux nerveux sensitifs qu’il a coupé en surface. Alors le patient aura mal comme si sa cicatrice avait été deux fois plus longue. A son réveil, il ne mémorisera que la douleur que les coups de pince auront provoquée en surface et il ne pensera pas à la cible qu’il portait en lui et qui a été atteinte si brillamment par le chirurgien.

Le jeune chirurgien attentif, curieux de tout, aura un geste lent aux yeux des aides qui l’entourent. Cela lui sera sûrement reproché. Peu importe. Avec l’expérience, le geste restera peut-être lent mais il deviendra fluide avec au final un temps opératoire très court et une morbidité sûrement moindre. La reconnaissance de ce que l’on touche apporte une sérénité, une fiabilité incomparables. Il ne faut jamais juger un chirurgien sur sa rapidité. Quelques minutes peuvent être perdues pour identifier un obstacle mais une fois identifié, il est facile et sûr de le contourner jusqu’au bout de l’intervention et si, en plus, survient une hémorragie, un obstacle imprévu ou une variation anatomique, cette habitude opératoire prend toute son importance et fait gagner du temps et de la sécurité. Tout est prêt aussi si la voie d’abord doit changer de direction pour une raison inhérente au patient. Le chirurgien le plus lent devient alors le plus fort et le plus fiable.

Nommer ce qu’il touche, rassure le chirurgien, renforce et sécurise son geste sans le ralentir.