Proposition d’un modèle de formation pratique

En pratique chirurgicale, la séquence de formation « Regarder, Simuler, Faire, Voir, Refaire » me semble être la plus adaptée parce que c’est elle qui implique le plus l’enseignant et l’étudiant avec, à la fois, sécurité, attractivité et enrichissement mutuel. Bien qu’il n’y ait là aucune révolution pédagogique, je suis persuadé que très peu de jeunes chirurgiens ont débuté leur formation avec, à l’esprit, une chronologie claire du chemin à parcourir. Pire, je doute même que beaucoup de formateurs y aient réfléchi eux-mêmes. Cette banale séquence « Regarder, Simuler, Faire, Voir, Refaire » demande donc à être expliquée pour être suivie. Plus que tout, une fois comprise, elle doit être gardée à l’esprit et méditée lors de chaque succès et de chaque échec marquant, rencontrés sur le parcours.
« Regarder » c’est déjà absorber une part de savoir chirurgical et rien ne remplace cette observation du geste opératoire. Regarder, ce n’est pas seulement voir. C’est une vision participative, active, de l’élève. Encore faut-il apprendre à regarder ; là est le rôle du formateur : il ne laisse pas l’élève voir, il lui montre, et sa démonstration est construite sur des objectifs pédagogiques qui suivent les progrès de l’élève. Au fur et à mesure de son travail, il fait passer des informations adaptées en donnant des commentaires, en montrant ou en décomposant un geste complexe. Il montre et il vérifie, au fur et à mesure ou à posteriori, que le regard de l’élève se soit bien porté sur les points essentiels, qu’il n’ait pas été détourné par un détail. Cet apprentissage de l’observation, au côté de l’enseignant, n’est pas une exclusivité du temps opératoire. Si l’étudiant prend l’habitude d’observer au bloc opératoire, il gardera cette capacité lors de chaque soin, de chaque consultation : le regard sur le patient renseigne autant voire même plus que l’écoute et celui qui sait regarder acquiert un atout clinique supplémentaire. Au bloc opératoire, regarder c’est chercher l’essentiel ; ne pas se laisser distraire par le spectaculaire et organiser ses découvertes en paliers successifs de complexité. On commence par embrasser une scène chirurgicale, en saisir le sens, le contexte puis on s’enfonce dans les détails de façon plus ou moins logique, parfois désordonnée au début. Le fait d’assister à une même séquence de façon répétée rend le regard de plus en plus pertinent mais sans pour autant le rendre infaillible : certes, l’observateur sait de mieux en mieux ce qu’il doit observer pour progresser mais parfois la répétition éteint la vigilance surtout si le regard utilise un seul et même angle de vue qui masque des étapes-clés de la progression du geste. Ainsi l’itération « Regarder, Simuler, Faire, Voir, Refaire » prend tout son sens : l’observateur doit changer de place autour du site opératoire, il doit changer de rôle et devenir un acteur pour apprendre à regarder.
« Simuler » apparaît comme un élément nouveau dans la formation en Santé, en particulier depuis que court le slogan lancé en 2012 par la Haute Autorité de Santé : « jamais la première fois sur un patient » signifiant que tous les gestes agressifs doivent faire l’objet d’un apprentissage de la part de l’élève-soignant sur mannequin, sur modèle virtuel, animal ou anatomique. En réalité, la formation par simulation n’est pas une innovation et, depuis des siècles, des chirurgiens s’entraînent ainsi sur des pièces cadavériques dans les laboratoires d’anatomie des facultés de médecine. Le terme consacré à ces exercices était autrefois celui de « médecine opératoire ». Cette habitude a été perdue au cours du vingtième siècle pour revenir s’imposer aujourd’hui sous une autre forme. Dans toutes les disciplines, la simulation avant l’action sur le patient est devenue une règle éthique. Des centres de simulation, véritables plates-formes de pédagogie et de recherche, se créent dans tous les centres universitaires et même dans des centres privés. Depuis les dissections sur cadavres jusqu’aux outils d’immersion numérique, le cheminement a été long, la pédagogie a été bouleversée sans que la dissection anatomique perde sa place. La qualité de la simulation numérique va grandissant avec un réalisme de plus en plus crédible et des représentations de gestes de plus en plus complexes. En formation, l’élève utilise la simulation avec un pré-requis de connaissances théoriques. Il doit ensuite avoir observé le geste correspondant et participé plusieurs fois à sa réalisation. Sur le simulateur, il travaille sa gestuelle et ses réflexes. Il répond aussi à des aléas générés par le programme pédagogique. Il peut s’entraîner seul ou en groupe. Dans cette démarche, l’élève est encadré et il vise des objectifs à atteindre et une évaluation. Sans eux, la séance de simulation ne garderait qu’un intérêt ludique peu formateur. Lorsqu’il simule une procédure, l’étudiant est acteur et au cours de cette action, son regard considère le geste avec un point de vue nouveau qui lui permet de découvrir des détails insoupçonnés jusqu’alors.
« Faire » c’est opérer en premier. Pour l’apprenti, c’est, l’espace d’un geste, « remplacer le maître » et essayer de reproduire ce qu’il a observé au cours des premières étapes et qu’il a simulé ensuite. Se mettre dans la peau du chirurgien offre un angle de vue nouveau sur le site opératoire. La dimension émotionnelle modifie encore le regard porté sur le geste chirurgical et elle permet de rencontrer des facilités ou des difficultés non imaginées. Mais le véritable bénéfice de l’exercice ne s’acquiert à posteriori qu’à la condition d’analyser le « faire » lors d’une autocritique et lors d’un échange avec l’enseignant : pourquoi ai-je rencontré tant de difficultés pour réaliser un acte auquel j’ai assisté des dizaines de fois et qui me paraissait simple? Est-ce un défaut de savoir ou de savoir-faire? Qu’ai-je négligé dans mes observations premières? L’élève, de lui-même, souhaite alors redevenir observateur pour comprendre et le fait de rendre ses outils au maître et de reprendre sa place d’élève n’est pas vécu comme une régression. Au contraire, cette expérience en tant qu’opérateur-en-premier apparaît parfois comme un franc succès. Les interrogations n’y sont pas superflues pour autant : pourquoi l’intervention s’est-elle bien déroulée? Ai-je été conscient des risques maîtrisés ou ai-je réussi naïvement avec la « chance du débutant »? Si l’élève s’est affranchi honorablement de sa première prestation, le rôle de l’enseignant est surtout de le rassurer et de le conforter dans son estime de lui-même même si ces encouragements doivent être excessifs. Les détails correctifs arrivent plus tard, lors d’une seconde ou troisième fois, pour lui laisser le temps de fluidifier, d’épurer son geste. Viennent alors l’évocation et la démonstration des défauts qu’il n’a pas vus. Là encore, d’un commun accord, les opérateurs décident de reprendre chacun leur place le temps d’une nouvelle intervention pour que l’élève participe à une nouvelle séance d’observation avec un regard neuf et des objectifs bien définis.
« Voir » de nouveau, après ces phases d’observation, de simulation, d’action, est une chance supplémentaire d’observer avec une lucidité accrue. C’est une focalisation sur les incompréhensions et les échecs vécus précédemment. Ce retour à l’état antérieur d’aide opératoire n’est pas un recul. Il est même excitant de reprendre sa place de l’autre côté du champ opératoire, face à l’expert, et de scruter son travail comme le ferait un enquêteur à la recherche du détail qui révèlera la clé de l’énigme. Cette étape est positive pour l’élève curieux qui va regarder comme il ne l’a jamais fait auparavant. Elle est aussi positive pour l’enseignant qui découvre qu’il a encore un rôle à jouer et qu’il doit se surpasser car il va être observé par un spectateur concentré. Leur niveau d’attention à tous les deux est tiré vers le haut. Fort de la compréhension de ces détails, l’élève sent qu’il vient de progresser. Comme après une révélation, il est prêt à assumer de nouveau le rôle d’opérateur en premier pour mettre la leçon en application. Il ne faut pas le décevoir et rapidement lui donner cette nouvelle opportunité si l’on veut voir fructifier ces nouveaux acquis.
« Refaire ». Le cycle doit donc reprendre. L’élève redevient acteur sous le contrôle de l’enseignant. Un temps, il met en pratique toute cette expérience théorique et gestuelle accumulée pour des interventions de plus en plus difficiles, plus techniques ou plus urgentes. Immanquablement, dans cette progression, il rencontrera de nouvelles difficultés qui demanderont à chaque fois de nouvelles séances d’observation jusqu’à ce que le formateur considère que son rôle est terminé, lorsque l’élève est devenu prêt à assumer toute éventualité ou lorsqu’il lui faut se spécialiser dans telle ou telle technique auprès d’un autre enseignant.

Cet apprentissage par cycles, par itérations, sert autant le maître que l’élève. Il stimule tout le système éducatif chirurgical. Il affirme le rôle pédagogique du chirurgien sénior : on a vu combien l’encadrement exigeait d’attention lors de la surveillance et de la démonstration, combien cet échange de rôles était valorisant pour lui. Il en est de même pour la qualité de sa pratique professionnelle : un chirurgien expert, qui exécute et re-exécute la même opération trop souvent, peut s’enfermer dans une boucle stérile, voire dans l’amplification d’un défaut initialement mineur. Le fait de laisser sa place à l’élève, de le voir agir, de découvrir ses faiblesses et ses points forts force le professeur de chirurgie à réfléchir à son propre geste, à l’expliquer, à le remettre en question et à l’épurer pour le bien du patient.