Dans le champ opératoire, un instrument inutile est un instrument en trop. Un instrument en trop encombre, il peut être accroché, il peut gêner un geste essentiel. Un instrument en trop est un instrument dangereux.
Avec le souci de limiter le traumatisme chirurgical, les voies d’abord opératoires sont de plus en plus souvent exiguës. Le point exact à opérer en devient profond et mal exposé. Le moindre instrument que l’on ajoute pour aider le geste technique diminue encore les possibilités d’accès. Le chirurgien aimerait palper ou tout au moins entrer en contact le plus directement possible avec sa cible mais ses outils qui se veulent utiles, se comportent comme autant d’obstacles supplémentaires par l’enchevêtrement qu’ils créent. Le chirurgien doit apprendre à maîtriser l’évolutivité du champ opératoire. Par exemple, à un instant précis de l’opération, il a fallu introduire un écarteur pour mieux voir et pouvoir progresser. Cet écarteur reste en place de longues minutes puis il est oublié et ne sert plus car le passage délicat a été franchi. Il fait inutilement partie du champ opératoire, insidieusement il devient invisible tant l’attention est portée sur l’acte chirurgical et pas assez sur son environnement. Les berges sont écartelées aux quatre points cardinaux alors que l’opérateur ne travaille plus que dans une seule direction. S’il diminuait la traction dans la direction opposée à sa progression, il verrait mieux et plus loin.
Opérer, c’est remettre en question régulièrement le rôle de chaque acteur et de chaque outil qui participent à l’acte chirurgical.
Il faut se méfier de ce qui dure et de ce qui a trop duré. L’écarteur devenu superflu prend de la place, une place précieuse qui pourrait être utilisée pour faire entrer un peu de lumière au fond du puits où l’on travaille… ou pour y faire entrer un nouvel instrument plus performant. D’inutile, l’écarteur devient nuisible : il peut blesser les berges de la plaie, entraîner des contusions ou des nécroses tissulaires, gêner la circulation sanguine par écrasement prolongé, engendrer de l’inflammation et des douleurs post opératoires, faciliter des infections du site. S’il est de nature métallique, l’écarteur peut conduire un courant électrique lors de l’utilisation du bistouri monopolaire. Par son encombrement, il peut empêcher l’aide opératoire d’intervenir dans l’urgence pour contrôler un saignement brutal. Des fils de ligature peuvent y être piégés. Enfin, un instrument inutile peut être heurté ou accroché involontairement et, indirectement, il peut être responsable du traumatisme d’un viscère ou d’un vaisseau. On voit parfois de ces champs opératoires remplis de pinces diverses ; elles ont servi à saisir une paroi, un viscère pour les soulever, les déplacer, pour stopper un saignement mais une fois leur rôle terminé, elles encombrent l’espace de travail. Tout instrument chirurgical contient une part d’efficacité et une part d’agressivité et il doit en permanence être surveillé. Les risques sont d’ordre mécanique, thermique ou électrique : perforation, déchirure, brûlure, électrocution… Multiplier les instruments augmente les risques de blessures collatérales en échappant à la vigilance du chirurgien et de ses aides.
Opérer, c’est tendre vers une simplification du geste technique et vers un dépouillement du champ opératoire. Lorsqu’un instrument a fini de jouer son rôle, il doit être retiré.
aide-opératoire(nom féminin ou masculin) = personne qui assiste le chirurgien au bloc opératoire
a surgical or surgeon assistant is a medical professional who aids the surgeon at the operating theatre.
La relation entre chirurgien et aide-opératoire
Au cours d’une intervention, le chirurgien n’est pas seul. En particulier, face à lui se tiennent l’aide ou les aides opératoires sans qui tout geste serait impossible. Dans ses actes, le chirurgien peut être aidé par un autre chirurgien, élève ou titulaire ou par du personnel infirmier spécialisé. Un chirurgien est donc obligatoirement « aide-opératoire » à un moment de sa formation ou de sa carrière. Il semble parfois l’oublier. Il devient alors incapable d’imaginer l’opération qu’il réalise du point de vue de la personne qui l’aide et pourtant, c’est bien là la clé d’une collaboration efficace : deux personnes s’entraident avec en tête leur propre vision du problème mais aussi la conscience du point de vue de l’autre. Un chirurgien doit retrouver ces sensations perdues des jours où il a lui-même été aide-opératoire.
Inversement, la profession d’aide-opératoire s’affine, les connaissances s’approfondissent pour des compétences augmentées à tel point que certains chirurgiens délèguent aveuglément leur responsabilité à leur aide et deviennent incapables de pallier à leur absence. J’ai souvent l’impression qu’un jeune chirurgien se focalise trop sur ses gestes propres et qu’il en néglige le rôle de l’aide, qu’il l’utilise mal et qu’il ne passe pas assez de temps à approfondir ses connaissances dans des domaines qu’il juge comme ancillaires. Connait-il les règles d’asepsie, la réglementation en vigueur, l’organisation d’une table d’opération, la fonction des instruments, les particularités des ligatures aussi bien qu’une infirmière spécialisée de bloc opératoire les connaît ? Je n’en suis pas si sûr. Il a pu en être ainsi dans le passé mais les choses ont changé dans la formation des chirurgiens et dans celle des aide-opératoires. Le jeune chirurgien doit faire preuve d’une volonté personnelle ou bien être encouragé par son formateur pour acquérir ces bases fondamentales de la vie du bloc opératoire sinon il passera à côté ou les apprendra à ses dépends.
Par ailleurs, le confort que le chirurgien trouvait dans l’aide d’une personne ou d’un petit groupe de personnes habituées à ses gestes, a disparu. Une opération pouvait se dérouler en silence dans une parfaite communion de gestes tant les uns et les autres avaient l’habitude de travailler ensemble. Les structures de soins se sont agrandies, les équipes de salles d’opération sont « mutualisées », pour reprendre cet horrible mot qui signifie simplement que les aides-opératoires sont déplaçables comme des pions, en fonction des besoins. Cette gestion des ressources humaines suppose que tous ces « pions » soient bel et bien interchangeables dans un monde de plus en plus spécialisé. Aujourd’hui, le chirurgien ne connaît pas forcément à l’avance l’identité, ni les compétences de celui ou celle qui va l’aider ; c’est une raison supplémentaire pour être capable de maîtriser tout l’environnement opératoire : il doit apprécier en quelques instants si l’aide a des gestes appropriés, repérer ses oublis, reconnaître ses limites sans agressivité, savoir jusqu’où peut aller sa confiance et à quel moment il doit intervenir pour expliquer ce qu’il attend.
En conclusion, le chirurgien doit déléguer des responsabilités à l’aide ou aux aides opératoires ; cette délégation est nécessaire et elle fait grandir la relation entre eux mais le chirurgien doit être à même de remplir toutes les fonctions de l’aide pour comprendre son rôle, pour la remplacer au besoin, pour l’adapter au contexte ou pour former efficacement une jeune recrue.
TheSurgeon – Surgical Assistant Relationship
During an operation, the surgeon is not alone. In front of him stands one or several surgical assistants, without whom no operating action would be possible. During the operation, the surgeon may be helped by another surgeon, surgical trainee, resident or by specialized nursing staff. Any surgeon has therefore been at some point during his training or in his career a surgeon assistant. Sometimes he seems to forget it. He then becomes uncapable of imagining the operation he is carrying out from the point of view of the person assisting him, and yet this is the key to an effective collaboration: two people help each other having their own vision of the problem but also being aware of the other person’s perspective. The surgeon has to trace back these lost sensations from the days when he himself was a surgeon assistant.
On the other hand, the surgical assistant’s role is becoming more refined, his knowledge should be deeper and skills better – to the point that some surgeons blindly delegate their responsibilities to their assistants and are unable to cope in their absence. I often have an impression that young surgeons focus too much on their own actions thereby neglecting the role of their assistants, that they do not make use of this help properly and that they do not spend enough time deepening their knowledge in areas they consider as ancillary. Do they know the rules of asepsis, all existing regulations and procedures, the organisation of an operating table, the functions of the instruments, the particularities of ligations as well as a specialized operating theatre nurse? I’m not so sure. This may have been the case in the past, but things have changed in the training of surgeons and that of surgeon assistants. The young surgeon must show a personal will or be encouraged by his mentor to acquire these fundamental bases of the life of an operating theatre, otherwise he will miss out on it or learn it the hard way.
In addition, the comfort that the surgeon found in the help of a person or a small group of people accustomed to his gestures, does no longer exist. When everyone used to work together, a surgical operation could take place in silence in a perfect communion of actions. Nowadays, healthcare structures have grown, and operating room teams have been assigned to “pools”, to use this horrible term which simply means that surgical assistants can be moved like pawns when needed. This management of human resources presupposes that all these « pawns » are indeed interchangeable in an increasingly specialised world. Today, the surgeon does not necessarily know in advance the identity or the skills of the person who will assist him; this is another reason for being able to control the entire operating environment: very quickly he has to evaluate whether his assistant has appropriate gestures, identify his oversights, point out his flaws without being aggressive, know how far his confidence can go and when he should intervene to explain his expectations. In conclusion, the surgeon should delegate responsibilities to the surgical assistant or assistants; this delegation is necessary and it improves the relationship between them but the surgeon must be able to carry out all the functions of the assistant to understand his role, to replace him if necessary, to adapt his functions to the context or to effectively train a young recruit.
Impliquer l’aide-opératoire
Pour être efficace, l’aide doit comprendre son rôle, pas seulement dans les généralités qui lui ont été apprises au cours de sa formation, mais dans les particularités de l’opération qui va se dérouler. C’est évident si le geste est routinier, sans imprévu. L’aide prépare le matériel nécessaire puis aide et chirurgien travaillent ensemble harmonieusement. Tout est différent si le binôme est inhabituel et si l’intervention est originale. L’originalité dépend de l’opération ou de la pathologie ou du patient lui-même. Un échange est nécessaire avant l’action, échange pour parler du patient, de sa pathologie, des temps opératoires et des obstacles qui pourront être rencontrés. Plus le contexte sort de l’ordinaire, plus l’échange sera long, structuré et plus le chirurgien devra faciliter voire provoquer des questions. Au cours de cet échange, l’aide mais aussi l’ensemble de l’équipe présente en salle sera convié.
La préparation de l’opération comprend aussi l’installation, installation du patient mais aussi installation des opérateurs. La sécurité et le confort du patient sont les premiers objectifs puis vient le confort du chirurgien c’est-à-dire sa position de travail : hauteur de la table, orientation par rapport au site à opérer, étirement des bras, position des mains, éclairage. Le confort diminue la fatigabilité et cela est vrai aussi pour l’aide-opératoire. Le chirurgien doit trouver un compromis entre son confort et celui de l’aide surtout si l’opération doit durer et si elle demande des efforts physiques importants. Un aide figé dans une position inconfortable, pour une traction longue et pénible, va vite s’épuiser, surtout s’il voit mal le site opératoire parce que trop exigu. Il souffre de crampes, de douleurs au point que même la sécurité du patient peut en souffrir. Sa vigilance baisse, sa participation et sa motivation diminuent. Le chirurgien doit en être conscient, il doit apprécier l’effort fourni et permettre une récupération en changeant sa position et celle de l’aide, en permettant quelques instants de répit, en inversant la position des mains, en déplaçant un écarteur. Il motive l’intérêt de l’aide en donnant quelques commentaires, lors d’une brève mise au point et il encourage ses initiatives.
Dans un champ étroit, si l’aide voit bien, le chirurgien voit mal. L’aide ne doit pas régler ses écarteurs sur ce qu’il voit car alors le champ opératoire n’est pas bien exposé au chirurgien. Il se dévoue pour que le chirurgien ait le meilleur angle de vue sur la région à opérer : il arrive parfois qu’il n’y ait de la place que pour un regard dans le champ opératoire or il nous est très difficile d’aider sans voir, très difficile de rester dans l’action si l’actualité de l’opération nous échappe pendant quelques minutes. Le chirurgien ne doit pas rester obnubilé par ses gestes, même si l’enjeu peut l’excuser, et oublier ceux qui l’entourent. Au cours de ces longues minutes ingrates, il doit maintenir la concentration de tous en informant de sa progression ou de ses difficultés. Il peut aussi se retirer momentanément afin que l’aide puisse se faire sa propre idée de la situation. Heureusement, dans des gestes profonds, peu accessibles, les progrès techniques offrent de plus en plus souvent un retour visuel des gestes du chirurgien pour tous les occupants de la salle d’opération. Tous bénéficient d’un meilleur éclairage et de systèmes vidéo intra opératoires.
En conclusion, le chirurgien doit se concentrer sur ses gestes, sur l’ergonomie de son poste de travail, sur sa place aux côtés du patient mais il ne doit pas oublier la place et les gestes de l’aide-opératoire sinon très vite, cette « aide » deviendra paradoxalement inadaptée, démotivée ou même dangereuse.
Involving Surgical Assistant
To be efficient, the surgical assistant must understand his role, not only in general, which he has learnt during studies, but also the peculiarities of the operation which will take place. It seems obvious if the surgery is ordinary, without any unforeseen circumstances. The assistant prepares the necessary equipment, then they work together in harmony with the surgeon. Everything changes though if the two have never worked together before and the intervention is unusual. This unconventionality depends on the operation, the pathology or the patient himself. An exchange is necessary before the action, exchange to talk about the patient, his pathology, operating times and the obstacles that may be encountered. The more extraordinary is the context, the longer and more structured will this discussion be, and the more the surgeon will have to facilitate or even provoke questions. During this exchange, the assistant, but also the whole operating team, should be invited.
The preparation of the operation also includes the installation: the installation of the patient, but also the one of his operators. The safety and the comfort of the patient come first, then comes the comfort of the surgeon, that is to say his working position: the height of the table, his orientation with regards to the operation site, the stretching of his arms, the position of his hands, and the lighting. Comfort decreases tiredness and this is also true for the surgical assistant. The surgeon must find a compromise between his comfort and that of his assistant, especially if the operation is going to last long and if it requires significant physical efforts. The surgical assistant, blocked in an uncomfortable position, for a long and painful strain, will quickly run out of energy, especially if he sees the operating site badly because it is too small. He can suffer from cramps and pain to the point that even the patient’s safety can be at risk. His vigilance, participation and motivation decrease. The surgeon must be aware of this, he should appreciate the effort made and allow a recovery by changing his position and that of the assistant, by giving a few moments of respite, by reversing the position of the hands, or by moving a retractor. He should motivate the assistant’s interest by giving a few comments during a brief update and he should encourage his initiatives.
In a narrow field, if the assistant sees well, the surgeon sees poorly. The assistant should not adjust his retractors to what he sees because in this case the operating field is not well exposed to the surgeon. He devotes himself so that the surgeon has the best angle of view on the operating area, even if sometimes there is room only for one person to see the operating field; this way, it is very difficult for us to help without seeing, very hard to stay in action if we lose track of the latest actions of the operation for a few minutes. The surgeon should not remain obsessed by his own gestures and forget those around him, even if the stake can excuse him. During these long laborious minutes, he must maintain everyone’s attention by informing them of his progress or his difficulties. He may also withdraw himself temporarily for the assistant to get his own idea of the situation. Fortunately, in case of deep, inaccessible gestures, technical progress increasingly offers visual feedback of the surgeon’s actions for all occupants of the operating room. Everyone benefits from a better lighting and intraoperative video systems.
In conclusion, the surgeon must focus on his gestures, on the ergonomics of his workstation, on his place alongside the patient, but he must not forget the place and the gestures of the surgical assistant; otherwise, very quickly, this “assistance” paradoxically will become out of place and the assistant – demotivated or even dangerous.
La Chirurgie est plurielle, elle s’est diversifiée au fil des siècles et s’est vue adjoindre beaucoup d’adjectifs différents comme autant de nouvelles missions qui lui ont été confiées, de défis qu’elle a tenté de relever.
La Chirurgie est d’abord « anatomique », c’est sa nature première, comme une réaction de la normalité face au pathologique. Dans une forme primitive, on pourrait même parler d’un réflexe élémentaire face au Mal. Cette chirurgie-là fût confiée initialement aux barbiers, les médecins ne la jugeant pas assez glorieuse pour s’abaisser à la pratiquer. Pourtant cette chirurgie soulageait et elle continue encore aujourd’hui à soulager et à sauver malgré les blessures qu’elle inflige. La chirurgie anatomique veut que le corps malade retrouve son anatomie originelle, elle veut que le Mal sorte du corps souffrant, elle veut ôter l’Intrus, supprimer le Difforme qui perturbe le fonctionnement du Normal. C’est la chirurgie qui draine un abcès profond, celle qui évacue un hématome, celle qui ampute des tissus morts et gangrénés. La chirurgie anatomique est aussi une chirurgie réparatrice. C’est la chirurgie qui suture un tendon déchiré, des muscles sectionnés, celle qui réaligne et reconstruit des os brisés, la chirurgie qui enlève une tumeur digestive, pulmonaire, cutanée et qui s’efforce de redonner ensuite une morphologie et un fonctionnement normal au corps du patient. Au cours de l’histoire, cette chirurgie anatomique a perdu de sa rudesse et de sa violence pour offrir aux patients d’aujourd’hui des résections, des exérèses, des ablations, des synthèses c’est-à-dire des reconstitutions très complètes, sûres et précises mais le principe général reste toujours le même.
Beaucoup plus récemment est apparue la « chirurgie prothétique » avec le projet de remplacer une fonction vitale, un organe absent, déficient ou inexistant. C’est une réparation par substitution qui déplace un élément sain du corps malade que l’on appelle un transplant, pour reconstituer le viscère ou la structure défaillante. En Chirurgie, une prothèse n’est pas forcément un matériel artificiel, inerte, ce peut être un tissu vivant. Déjà en 1695, dans « La Chirurgie complète », Charles Gabriel Leclerc, médecin ordinaire du roi de France, définissait une prothèse comme «le remplacement artificiel d’un organe qui a été enlevé ». De nos jours, après l’ablation de l’œsophage, le remplacement du conduit digestif manquant est constitué à partir d’un segment de côlon ou d’estomac. On parle alors de prothèse ou de « transplant colique » ou » transplant gastrique ». Ailleurs, une blessure profonde avec perte de substance peut être comblée par un transplant de muscle ou de peau. Et c’est lorsque le corps malade lui-même ne peut pas donner de matériel de remplacement qu’il faut prélever le transplant sur un sujet sain volontaire ou sur un donateur en coma dépassé ou encore, faire appel à des biomatériaux véritablement synthétiques de plus en plus sophistiqués.
Au vingtième siècle, apparût la « chirurgie physiologique », d’après le mot créé par René Leriche. Le chirurgien après avoir fait confiance au savoir anatomique pendant des siècles acceptait d’accorder sa confiance au savoir physiologique. L’action chirurgicale devenait indirecte et le geste visait à interrompre un enchaînement, à supprimer une cause, à supprimer un agoniste ou un antagoniste. Cette action indirecte, c’est par exemple enlever une glande thyroïde en apparence normale pour guérir une hyperthyroïdie ; c’est sectionner une chaîne nerveuse sympathique intacte pour provoquer une vasodilatation artérielle. Pour la première fois, le chirurgien s’attaquait à des structures saines qui croisaient sa route mais qui intervenaient dans un processus pathologique. Le concept fut vraiment révolutionnaire, difficile à faire admettre. Il n’y avait plus d’évidence mais une confiance absolue dans la science : il fallait toucher à des structures saines pour apporter la guérison.
Il y a un autre qualificatif que j’hésite à évoquer, tant son utilisation est critiquable, c’est celui de la « chirurgie fonctionnelle », sorte de fourre-tout maladroit. Maladroit parce que beaucoup parlent de « chirurgie fonctionnelle » pour tous les actes non prioritaires, avec en tête, l’idée d’en faire une chirurgie de confort par opposition à une chirurgie majeure, vitale, qui combat une grande cause comme une tumeur cancéreuse par exemple. C’est en quelque sorte, lorsqu’un hôpital est saturé, la chirurgie qui peut attendre. Mais c’est le détournement d’un adjectif chargé d’une idée au combien grande et noble : « restaurer un état fonctionnel altéré, entraînant une gêne objective parfois quantifiable, susceptible de s’aggraver progressivement ». Le projet est vaste, plus vaste que celui d’une chirurgie anatomique puisqu’il contient une idée dynamique et qu’il ne s’agit plus seulement de redonner une forme normale mais une fonction normale. Dissocier la forme et la fonction est essentiel et il y a d’ailleurs moyen de redonner une fonction normale à un organe ou à une région du corps sans forcément respecter son esthétique, sa morphologie. Par exemple, on peut pallier à un déficit nerveux en transposant le tendon d’un muscle pour lui confier une fonction qui n’est pas la sienne en principe mais qui redonnera au final une mobilité normale. Quant à la priorité de cette chirurgie fonctionnelle, elle n’est pas forcément secondaire comme cela a pu être dit, mais elle dépend de la fonction à réparer et surtout des conséquences de cette altération pour l’individu dans sa vie personnelle, familiale et sociale car c’est l’individu qui en détermine la priorité et non la pathologie. Si vous demandez à un sportif de haut niveau ce qu’il pense de l’opération qui va lui réparer les ligaments croisés de son genou, il vous dira que pour lui cette chirurgie fonctionnelle est une chirurgie vitale et il la vivra comme telle, non comme une chirurgie de confort.
Cette réflexion sur les qualificatifs à donner à la Chirurgie n’est pas vaine car elle a des conséquences sur la relation chirurgien – patient. Elle est même une des bases de la communication pré-opératoire. Ces chirurgies ou plutôt ces facettes de la Chirurgie ne s’expliquent pas toutes de la même façon au patient au moment de lui faire comprendre les choix thérapeutiques qui se présentent à lui. Chirurgie anatomique, prothétique, physiologique, le discours n’est pas le même, les difficultés de compréhension non plus.
Il est facile d’expliquer une chirurgie anatomique, élémentaire, réflexe : une structure est défaillante, corrompue, douloureuse, elle doit être ôtée partiellement ou totalement pour supprimer douleurs, infections, limitations de mouvements au prix d’un sacrifice. Organe nécrosé, pied gangréné, abcès à ouvrir pour l’évacuer. Une vidange, une taille, un nettoyage. Les mots parlent et contiennent déjà une valeur antalgique que le patient imagine efficacement. Il est plus difficile d’expliquer une chirurgie physiologique : action indirecte sur un enchaînement de phénomènes nerveux, endocriniens, de régulations complexes. Dans ces cas-là, le patient doit croire pour accepter le geste, croire à la Science et au chirurgien. Encore faut-il que le chirurgien lui explique clairement l’enchaînement des phénomènes et le but escompté. En chirurgie anatomique ou prothétique, le chirurgien et le patient obéissent à un ordre direct qui ne sous entend finalement pas d’adhésion. Il reste à « régler » les détails techniques autour du choix de la procédure mais la conviction est acquise. La chirurgie physiologique est plus abstraite, elle utilise des connaissances et des déductions et une logique plus difficile à transmettre à un profane. La communication est différente lors de l’explication de l’opération et de ses buts. Elle est différente encore au moment d’expliquer ses qualités, ses imperfections, ses effets pervers et la morbidité induite.
Un chirurgien doit avant toute chose définir clairement dans son esprit dans quelle catégorie il va classer l’acte qu’il a à accomplir et à expliquer.
Il est fréquent d’entendre parler de « cible chirurgicale » et il est vrai que dans le plan de traitement d’un patient, la notion de cible est de plus en plus importante pour lui offrir le traitement le plus adapté, le plus optimisé, le plus personnalisé. C’est un progrès indiscutable pour le patient mais c’est aussi un travers de la philosophie chirurgicale moderne. Si l’élève-chirurgien interprète mal ce concept, il risque de se focaliser sur sa cible, la connaître parfaitement en la détaillant par tous les moyens d’imagerie actuels, il peut se la représenter mentalement ou visuellement en trois dimensions dans sa situation exacte mais cet effort mental risque de détourner son esprit de tout l’environnement chirurgical. Autrement dit, l’intervention peut être parfaitement préparée qu’elle n’en reste pas moins imprévisible et dangereuse par les « détails » qui semblent être périphériques. Il y a donc une tendance actuelle à hypertrophier la cible, presque à la sanctuariser, au détriment de l’individu dans son ensemble anatomique. De là découle un engouement pour les moyens techniques qui permettent une approche la plus précise possible : toucher le centre de la cible.
A mon sens, il faut éduquer un chirurgien, dès ses premiers gestes, à essayer d’identifier tous les éléments qu’il rencontre dans le champ opératoire, même les plus futiles, même ceux qui semblent hors-sujets. Mieux que cela il doit pouvoir nommer ce qu’il voit. Personnellement j’ai beaucoup progressé au contact d’un maître, anatomiste, qui m’interrogeait à longueur d’intervention sur le nom des muscles, des nerfs, des vaisseaux que nous croisions sur notre route chirurgicale. Je croyais connaître l’intervention que nous étions en train de réaliser mais rien de ce qui m’était demandé ne figurait dans les livres de technique opératoire que j’avais étudiés avant d’entrer en salle. D’abord vexé d’avoir rarement la bonne réponse, je me suis pris au jeu et je me suis efforcé de travailler mes connaissances anatomiques les plus fines dans les livres puis en salle de dissection. Lorsque je traversais une région que je connaissais mal, je retraçais rétrospectivement et énumérais les éléments approchés. Il est difficile de reconnaître les contours exacts d’un muscle, les détails de ses différents faisceaux. Il est difficile de savoir si le petit vaisseau que l’on évite est une artère ou une veine. Il est difficile de voir les filets nerveux très ramifiés qui rejoignent un muscle ou se collent à un fascia. La difficulté est pourtant facile à surmonter si, tout simplement, on prête attention aux détails, si on quitte un instant des yeux la « cible » et si on ne traverse pas une région sans s’arrêter.
Reconnaître ce que l’on traverse, ce n’est pas s’égarer, ce n’est pas quitter son chemin, c’est progresser en fiabilité et en sécurité. Il est parfois utile de détailler des structures noyées dans du tissu conjonctif pour bien préciser leur position et les éviter. J’ai connu un mauvais enseignant qui, en chirurgie thyroïdienne et à propos des nerfs récurrents (c’est-à-dire des nerfs responsables de la phonation) proclamait « pas vu, pas pris ». Il croyait que de disséquer la glande thyroïde en étant collé à elle, sans jamais voir ces nerfs, suffisait à les protéger. Ce n’était qu’une fragile sécurité, souvent prise en défaut et un mauvais exemple à donner à ses élèves. Reconnaître ce qu’attrape la pince à disséquer ou ce que touche la pointe des ciseaux (muscle, fascia, artère, veine, lymphatique, nerf) est un exercice très formateur et une habitude à garder. Plus important encore est d’essayer de nommer précisément ces détails. Cet acte n’est pas gratuit, il n’est pas inutile. Ce doit rester un travail mental, silencieux sauf si il veut former un élève à ses côtés. Ce travail renforce le chirurgien, le stabilise et replace le site opératoire dans un ensemble humain avec une architecture et des fonctions. Au lieu de distraire, de déconcentrer, cela immerge encore plus le chirurgien dans le parcours qu’il doit suivre avec les obstacles à éviter. Cela ne l’éloigne sûrement pas de cette fameuse cible.
Dès l’incision, l’exercice commence. Prenons encore l’exemple d’une très petite incision de cervicotomie destinée à enlever une glande thyroïde avec la prétention de réaliser un geste le moins douloureux possible. Le chirurgien va utiliser tous les renforts offerts par l’outillage le plus moderne pour miniaturiser son geste. Il va sécuriser sa dissection de la glande thyroïde pour préserver les nerfs récurrents et les glandes parathyroïdes si difficiles à voir et si fragiles. Il aura la naïve impression d’avoir réalisé un geste sans faute mais aux yeux du patient, ces efforts seront vains s’il n’a pas pris soin de respecter la peau, s’il l’a pincée, étirée, s’il n’a même pas vu les petits rameaux nerveux sensitifs qu’il a coupé en surface. Alors le patient aura mal comme si sa cicatrice avait été deux fois plus longue. A son réveil, il ne mémorisera que la douleur que les coups de pince auront provoquée en surface et il ne pensera pas à la cible qu’il portait en lui et qui a été atteinte si brillamment par le chirurgien.
Le jeune chirurgien attentif, curieux de tout, aura un geste lent aux yeux des aides qui l’entourent. Cela lui sera sûrement reproché. Peu importe. Avec l’expérience, le geste restera peut-être lent mais il deviendra fluide avec au final un temps opératoire très court et une morbidité sûrement moindre. La reconnaissance de ce que l’on touche apporte une sérénité, une fiabilité incomparables. Il ne faut jamais juger un chirurgien sur sa rapidité. Quelques minutes peuvent être perdues pour identifier un obstacle mais une fois identifié, il est facile et sûr de le contourner jusqu’au bout de l’intervention et si, en plus, survient une hémorragie, un obstacle imprévu ou une variation anatomique, cette habitude opératoire prend toute son importance et fait gagner du temps et de la sécurité. Tout est prêt aussi si la voie d’abord doit changer de direction pour une raison inhérente au patient. Le chirurgien le plus lent devient alors le plus fort et le plus fiable.
Nommer ce qu’il touche, rassure le chirurgien, renforce et sécurise son geste sans le ralentir.
Le patient est-il précipité dans une réalité déformée?
Les progrès technologiques chirurgicaux seraient de peu d’utilité pour le patient sans une communication chirurgien – patient appropriée, sans une équipe médicale et paramédicale habituée. Le confort tient dans une communication soignant – soigné réussie, réussie par son ambiance, ses commentaires, ses explications. Ce confort rassure le patient avant sa confrontation à un outillage sophistiqué et un opérateur entraîné. La bonne gestion des mots employés pour parler de l’opération et de l’après-opération est aussi déterminante que la bonne gestion des antalgiques et des anxiolytiques. A l’extrême, une opération agressive et délabrante peut être ressentie comme peu invasive par le patient si la communication faite autour d’elle l’a préparée et adoucie. Pour le chirurgien, il ne s’agit pas de mentir, de minimiser, de tricher. Il s’agit de parler avec des mots vrais mais choisis, des mots qui blessent moins, des mots plus proches du registre quotidien du patient, des mots plus positifs. Pour l’équipe aussi le choix des mots est important, la façon de les prononcer, le moment où les prononcer… rien ne doit être laissé au hasard. Cette démarche de soin, qui va bien au-delà de la communication verbale, est aujourd’hui résumée par le sigle RAAC pour « récupération améliorée après chirurgie » (Enhanced Recovery After Surgery ou ERAS en langue anglaise).
La communication n’est pas que langage verbal. L’ambiance, le cadre permettent au langage gestuel de porter les mots et cela commence en consultation préopératoire, se continue dans les échanges préparatoires, dans l’accueil le jour ou la veille de l’intervention puis au bloc opératoire et dans les suites. Permettre à un patient de se mettre debout le soir même d’une intervention dépend de l’opération effectuée et de la conviction des mots du chirurgien. Mais ce premier lever précoce serait impossible si l’équipe dans son ensemble n’était pas convaincue que ce fût possible. Si les soignants autour de lui remplacent les mots « douleur » et « souffrance » par ceux de « contracture », de « courbature », « d’inconfort », ses forces physiques et morales seront décuplées. Si, de plus, ces « courbatures » sont prévues parce qu’annoncées lors d’une consultation préopératoire, si leur intensité et leur durée sont clairement énoncées comme dans un contrat moral, elles seront encore plus faciles à maîtriser. Le patient sait qu’il doit se lever et sortir du lit le jour même de l’opération.
La positivité du comportement et des phrases de toute l’équipe devient une seconde nature, elle ne doit pas être forcée. Elle s’éduque et s’entretient mais ne repose finalement que sur la confiance mutuelle entre soignants. Plus l’intervention est risquée, plus l’état d’esprit du patient est troublé, moins il y a de place pour de l’incertitude et le moindre élément négatif supplémentaire peut effondrer les défenses du patient. Tous ces efforts sont moins déterminants pour un projet chirurgical plus bénin mais ils sont loin d’être inutiles. Cette démarche de soins met en jeu une énorme quantité de soignants et de matériel et si on ne craignait pas de blesser les hommes et les femmes qui y participent, on pourrait parler de « machinerie ». C’est à partir de là que le patient peut se sentir piégé car il est facile de passer de « machinerie » à « machination ».
Le chirurgien mini invasif materne t-il le patient?
Si certains patients font preuve d’enthousiasme et de reconnaissance devant ces techniques et cette communication nouvelles, d’autres restent méfiants. Ils considèrent le travail d’équipe organisé autour d’eux comme une machination créée pour les piéger, une sorte d’ambiance virtuelle, artificielle, destinée à adoucir leurs réactions en affaiblissant leurs réflexes vitaux. A l’approche d’une opération, certains patients recherchent la protection d’un cocon, d’autres s’y sentent infantilisés. Les sceptiques craignent d’être joués par un optimisme mensonger, de perdre leur vigilance et la maîtrise de leur traitement. La cause en est, là encore, une publicité maladroite, aguicheuse. La « récupération améliorée après chirurgie » peut être un argument publicitaire, un slogan pour un établissement, une équipe. Elle peut manquer de sincérité, être bâtie sur des moyens matériels, sur du confort hôtelier sans véritable engagement humain des soignants. Elle peut être le projet spontané de toute une équipe soignante ou au contraire un objectif imposé par l’autorité de Santé ou l’établissement de soins à une équipe soignante non informée ou non motivée.
Le patient méfiant doit se rassurer que le chirurgien ne triche pas, qu’il est lui-même, qu’il adapte simplement son comportement et son langage au patient et à sa pathologie, dans la salle de consultation ou au chevet du lit d’hôpital. Le chirurgien, comme tout médecin, ne change pas de personnage à chaque patient. Sa manière d’être sert à contourner les barrières volontaires et involontaires qui le sépare du patient pour toucher enfin l’homme qui se cache derrière. Le patient ne doit pas se sentir conditionné contre son gré mais cela ne se peut que si le chirurgien est sincère. Cette sincérité doit transpirer, même de façon maladroite s’il le faut, même si certaines situations en arrivent à ressembler à une médecine trop paternaliste.
Une fois la porte ouverte, les barrières tombées, il y a deux hommes honnêtes face à face et dans ces moments-là, émerge une médecine à décision partagée.
Le mini invasif ne se résume pas à un outillage et à des techniques dédiés. Les progrès technologiques bouleversent les méthodes chirurgicales et rendent possibles des gestes inimaginables il y a encore vingt ou trente ans mais la communication patient – chirurgien fait, elle aussi, l’objet de bouleversements. Le discours chirurgien – patient a évolué tout autant. Son évolution s’est faite plus ou moins consciemment. Elle a été poussée par les innovations procédurales et la publicité qui a été faite autour d’elles mais elle a aussi avancé de son propre fait et même en réaction à ces innovations procédurales. Le risque majeur de ce tourbillon de modernité est que le patient soit oublié même si toutes ces innovations ont soit-disant été lancées pour lui. Le risque d’un patient perdu sous une masse de procédures et de technologies qui elles auront été maîtrisées avec succès.
Une intervention peut se prétendre mini-invasive, elle peut utiliser le matériel le plus sophistiqué qui soit, atteindre parfaitement son but avec un résultat esthétique parfait mais pourtant laisser au patient un souvenir amer et pénible si la communication entre le chirurgien et lui ne l’a pas préparé à ce qu’il allait éprouver. Pour le patient, le geste subi reste invasif car il ne l’imaginait pas ainsi, car il avait construit un projet d’opération et de suites opératoires différent de ce qu’il a dû vivre.
Le patient disparaît derrière la technique
Si l’on prend l’exemple d’une laparoscopie réalisée pour un geste abdominal simple, le patient se la représente comme un « bricolage » interne, invisible, avec trois ou quatre minuscules cicatrices sur l’abdomen et l’envisage donc comme une aventure chirurgicale banale dénuée de douleurs. Or, une laparoscopie nécessite une insufflation de gaz carbonique dans le péritoine pendant l’opération et les quelques centimètres cubes de gaz qui restent piégés à la fin peuvent engendrer des douleurs ou une gêne le temps de leur résorption. Un patient peut les ressentir pendant quelques heures à quelques jours dans le ventre, les lombes ou les épaules. Il faut donc prévenir le patient de ce qu’il risque d’endurer mais sans augmenter son appréhension et avec honnêteté sinon il se sentira trompé. Il faut ainsi parler « d’inconfort », de « courbatures » et non pas de « douleurs » afin justement qu’il puisse régler à l’avance son échelle d’évaluation. Il faut le rassurer en promettant des antalgiques en cas de besoin. Il faut décrire les sensations qu’il pourra ressentir tout en évitant les mots négatifs qui ramènent au mal. Il faut surtout expliquer que ces courbatures ou contractures ne cesseront qu’au prix d’une reprise rapide des activités physiques et que celles-ci doivent commencer tôt dès le réveil. Le patient est non seulement informé mais il se voit en plus chargé d’une responsabilité dans la gestion de l’invasivité chirurgicale. Si une telle information vient au secours d’une technique brillante, alors, dans ce cas-là seulement, la chirurgie sera mini-invasive.
Inversement, un geste agressif peut devenir mini invasif aux yeux du patient si le geste est prévu et expliqué. Par exemple, en cas de chirurgie abdominale lourde, il peut être important de laisser en place dans l’estomac une sonde d’aspiration qui ressort par une narine et qui relie le patient à un bocal mural. Cette sonde est installée alors que le patient est encore sous anesthésie mais, une fois en place, elle est désagréable et irritante pour le nez comme pour le pharynx. Il faut pourtant la maintenir en place plusieurs jours. Elle permet d’éviter l’accumulation de liquide ou de gaz dans l’estomac qui pourrait compromettre la cicatrisation d’une suture digestive ou qui pourrait plus simplement créer une distension abdominale pénible et une gêne respiratoire supplémentaire. Lors d’une consultation préopératoire, si le patient est informé de la nature de cette sonde, de ce qu’il ressentira à son réveil et surtout du rôle de cette sonde, il l’acceptera et la tolèrera mieux. Il doit savoir que cette sonde est installée en prévention de complications et qu’on la lui impose afin d’éviter que les soignants ne soient contraints de la mettre en place secondairement en cas de besoin, ce qui serait encore plus pénible. Quelques temps plus tard, le patient peut même ne garder que peu de souvenirs du sondage. Inversement, s’il le découvre à son réveil ou pire s’il faut le lui faire subir sans anesthésie, le patient ainsi piégé une première fois ne se laissera plus surprendre et vivra dans l’angoisse que d’autres surprises désagréables ne surviennent. L’effet de surprise diminue peut-être l’anxiété mais le fait de ne pas avoir été prévenu altère la confiance donnée aux soignants.
Un geste mini invasif doit logiquement aboutir à un raccourcissement de la durée de séjour voire à une intervention en ambulatoire. Diminuer le temps passé dans un milieu de soins doit être vécu comme une victoire par le patient qui sera plus vite chez lui et donc moralement plus proche d’une guérison, mais cette sortie précoce se prépare elle-aussi avec des explications, des mises en garde pour éviter que le patient ne se sente renvoyé trop tôt et qu’il ne revienne en urgence en nécessitant une réhospitalisation. Le patient doit être convaincu de pouvoir sortir sans crainte de douleurs, de rechute, de complications. La communication doit être maintenue jusqu’au bout ou tout au moins des moyens de communications doivent être prévus et donnés au patient en cas de problème. La perception du mini invasif est bien du domaine de la relativité.
Ce qui peut sembler être un geste mini invasif réussi pour le chirurgien peut être vécu comme agressif par le patient. C’est bien lui qui règle l’échelle de valeur, en sachant que cette échelle pour un patient donné n’est pas figée, qu’elle peut être construite avec le chirurgien et qu’elle va encore évoluer au cours des aventures ou mésaventures chirurgicales. Un des buts de la relation chirurgien – patient est justement d’établir cette échelle, d’en déterminer la norme. C’est « tarer » la balance qui va servir à peser l’agressivité opératoire. Cette préparation de l’opération est déterminante même si beaucoup d’autres facteurs entrent en compte : la volonté du patient par exemple, la démarche préparatoire qu’il a pu faire avant de consulter, l’enjeu de l’opération, la gravité du contexte…